par les membres de l'AJM
27 mars 2024
par Bruno Vever
Hommage
Jacques Delors aura résumé toute son approche européenne en une seule phrase : « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ».
Trois souvenirs vécus me reviennent sur cette parfaite cohérence au cœur de son action.
La concurrence qui stimule
Quand François Mitterrand tenta en 1981 une politique économique à contre-courant de tous nos partenaires européens, j’étais depuis deux ans jeune délégué permanent du CNPF, représentant nos entreprises à Bruxelles, jusque-là trop délaissée et devenue en un jour l’ultime bastion de nos libertés. Les nationalisations des grandes entreprises et des banques allèrent de pair avec le mur d’un contrôle des changes oppressif. Face à l’inévitable dégradation du commerce extérieur, le pouvoir tenta une « reconquête du marché intérieur » à l‘opposé du marché commun et du SME. Ses illusoires sirènes troublèrent et fracturèrent l’unité de nos adhérents.
Confronté à ces divisions internes, je décidai, malgré les pressions et les risques, de jouer à fond la carte européenne et d’appuyer la Commission dans tous ses contre-feux. Je me retrouvai ainsi en allié objectif de Jacques Delors, réaliste qui tentait lui-même, comme ministre des finances, de limiter les outrances et les dégâts. A l’issue de deux années périlleuses, François-Xavier Ortoli, vice-président de la Commission, m’apprit que notre résistance avait payé : « j’ai vu Delors hier, la France revient à la raison et nous allons aider le retour du fils prodigue ». A cette fin, Delors avait mis sa démission en balance, convaincu qu’aucun progrès n’est durable sans concurrence.
La coopération qui renforce
Quand Jacques Delors devint en 1984 président désigné de la Commission européenne, il s’évada de sa mairie de Clichy pour multiplier les contacts. Nous l’appuyâmes au sein de l’UNICE, aïeule de BusinessEurope, à faire d’une concurrence subie comme ministre la force motrice d’un marché intérieur européen sans entraves, gage d’une relance sans retour. Nos priorités rejoignant les siennes, il lança son programme du marché unique en 1992, prélude à Maastricht et à l’euro.
Le Royaume-Uni tenta (déjà !) de s’y opposer en menaçant de boycotter la conférence préludant à l’Acte unique et à l’abandon qu’il redoutait de l’unanimité. Mais la CBI britannique dont je partageais le télécopieur à Bruxelles réussit, bel exploit, à faire changer d’avis Margaret Thatcher ! Quant à nos adhérents, même ceux compromis en 1981 dans la fallacieuse reconquête du marché intérieur se reconvertirent par miracle dans des cycles de préparation à 1992, contribuant par là même à faire de mon guide pratique du marché unique un best-seller qui conforta beaucoup mon crédit, y compris bancaire ! Merci à nouveau, Jacques Delors, et ce d’autant plus que ce programme me permit, huit années durant, d’aller vérifier chaque mois sur le terrain son état d’avancement dans tous les Etats membres, à la tête de l’Observatoire du marché unique du Comité économique et social européen !
La solidarité qui unit
Ancien conseiller social du premier ministre Chaban-Delmas en 1969, affilié aux syndicats réformistes, Jacques Delors avait la fibre sociale et ne voulut pas d’un marché unique européen qui en soit dépourvu. Mais en homme de dialogue, il se déclara prêt à donner une priorité aux partenaires sociaux avant toute intervention du Conseil et du Parlement européen. Et alors que la CBI avait convaincu Margaret Thatcher des mérites du marché unique, il nous fallut à notre tour convaincre la CBI des mérites du dialogue social. Ce ne fut pas une mince affaire ! Il revint à François Perigot, président de l’UNICE après l’avoir été du CNPF, d’y réussir, à l’issue de péripéties homériques, en convenant d’une majorité pour ouvrir une négociation et d’une unanimité pour la conclure, à ce stade difficile à entraver seul face aux autres.
Zygmunt Tyszkiewicz, secrétaire général de l’UNICE, grand Européen comme François Perigot, tous deux hélas récemment disparus, eut la tâche de conduire la délégation de l’UNICE lors de ces négociations. Il le fit avec ouverture, mais aussi fermeté. Je revois encore Jacques Delors me faisant au début reproche, non sans acrimonie, de cette fermeté : « il est trop proche de la perfide Albion » me dit-il. Enfant polonais réfugié en 1939 en Angleterre, à l’âge de cinq ans, élevé dans une pure tradition britannique, Tyszkiewicz n’en était pas moins un vrai Européen. J’avais donc répondu : « mieux vaut un interlocuteur difficile mais fiable qu’un agent double qui vous trahira ». Jacques Delors, chrétien affiché, avait alors conclu avec humour « Dieu vous entende ! ». Son vœu fut exaucé car ce dialogue social aura accouché de nombreux accords contractuels européens, confirmés en autant de directives.
La foi qui bouscule
Pour conclure, un dernier témoignage sur ce qui fut le vrai secret de sa réussite, qu’il nous revient de retrouver d’urgence avec la guerre revenue aux portes de l’Europe : la foi qui bouscule ! Accompagnant un jour François Perigot chez Jacques Delors, il fallut patienter une bonne heure. Soudain la porte s’ouvrit, ô surprise, sur Helmut Kohl venu négocier le « jour d’après » du mur qui venait de tomber à Berlin. En nous présentant au chancelier, Jacques Delors ajouta, les mains jointes : « j’espère que la chute des murs va inspirer, donc bousculer, le dialogue social ! ». Ayant moi-même fait un an de service armé face au mur de Berlin, point de fracture des antagonismes d’une Europe divisée, avant de rejoindre Bruxelles, point de fracture des antagonismes entre capitales, entreprises et partenaires sociaux, je m’entendis répondre : « In Brüssel wie in Berlin, Ende gut, alles gut ». Et nous avons tous ri de bon cœur ! Alors, pour ce meilleur souvenir de ma vie européenne, et pour avoir bâti tant de ponts là où je n’avais jusque-là connu que des murs : Merci Jacques Delors !
par Henri Malosse
Hommage
Jacques Delors : Un grand d’Europe qui savait écouter et se montrer bienveillant
Je garde de Jacques Delors un souvenir particulier et très personnel que je veux bien partager car il me semble témoigner de qualités qui deviennent de plus en plus rares aujourd’hui chez les grands dirigeants : l’écoute et la bienveillance.
Veuillez excuser le manque de modestie que vous pourriez déceler dans cette anecdote. Mais, en réalité, même si j’en suis un humble protagoniste, je crois que cette histoire est à porter au seul crédit de l’Homme du « contrat social ».
J’ai eu la chance en effet de rencontrer une première fois à Paris Jacques Delors à l’automne 1984, déjà nommé Président de la Commission européenne mais pas encore entré en fonction. Ce n’était pas le hasard, mais la chance, j’étais à cette époque le représentant Permanent à Bruxelles auprès des Institutions européennes de l’Assemblée Permanente des Chambres de Commerce et d’industrie, APCCI[1], dont le Président, était l’Alsacien Pierre Netter, qui avait, à l’époque où il dirigeait le Centre des Jeunes Dirigeants, noué des relations d’amitié avec celui qui était alors le Conseiller du Premier Ministre jacques Chaban-Delmas.
Du fait de cette relation avec Pierre Netter, faite d’estime et de respect, Jacques Delors s’était rendu, à notre invitation, dans nos locaux de l’avenue d’Iéna, pour un déjeuner auquel s’était joint son futur Directeur de Cabinet, Pascal Lamy.
Ces rencontres se renouvelèrent plusieurs fois ultérieurement à Bruxelles, au Berlaymont. Chaque fois que le Président Netter venait visiter notre Délégation et rencontrer des responsables européens, nous étions invités à la table du Président de la Commission européenne. J’ai eu ainsi la chance de m’entretenir plusieurs fois avec Jacques Delors pendant ses deux mandats à la tête de l’Exécutif. J’ai aussi le souvenir d’une longue conversation sur la Pologne et les Balkans, alors que le rideau de fer tombait. Nous nous sommes naturellement croisés par après.
Mais je garde un souvenir particulier du déjeuner parisien. C’était notre Directeur Général, le préfet Laurent Chazal, qui animait les débats de table. Il se trouvait que, si Jacques Delors avait bien connu le monde communautaire par son passage au Parlement européen pendant près de deux ans, dont il avait très vite saisi tous les enjeux, il s’en était un peu éloigné par la suite avec ses fonctions ministérielles. J’étais le seul à table, malgré mon jeune âge (tout juste trentenaire) qui avait une expérience quotidienne des arcanes communautaires que j’arpentais déjà depuis près de six années. Jacques Delors prit le temps de m’interroger sur ce qui m’avait motivé de m’installer à Bruxelles, sur mes attentes, sur mes espoirs. J’ai senti tout de suite un regard bienveillant, amusé et même chaleureux, ce qui m’a encouragé à lui ouvrir mon cœur et à lui faire part de ma passion pour la construction européenne.
A l’époque, Jacques Delors était sous la pression des Britanniques et des grands Industriels pour réaliser le grand marché intérieur (ce qu’il fit avec l’Acte Unique et « objectif 1992), mais il sentait bien qu’il fallait contrebalancer le futur marché unique, par une politique de rattrapage économique et social pour les régions en retard de développement et en faveur des catégories les moins favorisées…. Comme il le dit un peu plus tard « On ne peut pas tomber amoureux d’un grand marché ». Je n’hésitais pas à insister sur l’importance d’associer les acteurs économiques, tels que les CCI très représentatifs du tissu des PME locales, pour soutenir le rattrapage économique des zones favorisées, former les jeunes par l’apprentissage et la formation professionnelle, j’évoquais aussi l’intérêt d’organiser des échanges d’étudiants à l’échelle européenne pour « faire des Européens ». Je critiquais sans détours la façon dont l’état français s’était approprié les maigres fonds européens de développement régional pour se faire rembourser les crédits octroyés à l’amélioration du réseau routier breton ou auvergnat. Il était interdit en effet jusqu’en 1984 de faire mention de l’origine européenne de ces crédits, ce que notre Délégation des CCI françaises n’hésitait pas à faire… A ma grande surprise, Jacques Delors, qui avait tout juste quitté ses fonctions de Ministre de l’Economie et des Finances, avait donné avec le sourire sa bénédiction à notre acte de transparence.
Je n’ai aucunement la prétention de croire que nos conversations de Paris ont eu beaucoup d’influence sur la mise en place de la politique de cohésion ou du programme ERASMUS, mais ce qui m’a impressionné le plus c’est la grande humilité du personnage, la grande considération qu’il avait envers l’Institution que nous représentions, les Chambres de Commerce et d ‘Industrie, son grand respect pour Pierre Netter et pour Laurent Chazal, mais aussi l’étonnante bienveillance qu’il m’avait manifestée. Il était venu pour écouter et non pour s’écouter parler comme tant de Politiques qui invitent à leur table des courtisans dont ils espèrent l’admiration et attendent les compliments.
On attendait Jacques Delors à Bruxelles avec beaucoup de méfiance du fait de son engagement socialiste et de sa participation au premier gouvernement de François Mitterrand, celui des nationalisations. Il s’est révélé un Président hors pair, possédant à la fois les capacités de dialogue et d’écoute qu’il faut à celui qui doit réunir les Européens, mais aussi une ferme détermination pour ne jamais céder quand l’intérêt de l’Europe l’exigeait. Ce sont pour moi les qualités d’un vrai Homme d’Etat que possédait cet autodidacte, issu d’une famille modeste, catholique discret mais fervent, qui restera, j’en suis certain, comme un des Grands Français d’Europe, au même titre que Jean Monnet ou Robert Schuman.
[1] APCCI : aujourd’hui CCI France
par Philippe Laurette
Hommage
Je souhaitais apporter un éclairage complémentaire aux très belles contributions d’Henri Malosse et Bruno Vever.
Je n’étais pas un intime de Jacques Delors et ne faisais pas partie de son premier cercle mais j’ai eu le plaisir de le rencontrer et d’échanger avec lui par exemple à la Maison de Jean Monnet, à la convention du Mouvement européen à Lille ainsi qu’à la Fondation Jean Monnet de Lausanne. J’ai eu également l’occasion de l’écouter de nombreuses fois. J’ai par contre vu souvent des membres de son équipe à Paris, Bruxelles ou Strasbourg.
Je ne reviendrai pas sur son parcours de grand européen mais tenterai en quelques phrases d’expliquer les raisons de l’existence d’une nostalgie Delors dans les instances européennes, dans de nombreuses capitales ou dans l’opinion publique française.
Jacques Delors possédait de nombreuses qualités considérées comme trop rares en France.
Il était :
- au service d’un projet : la construction européenne et pas au service d’un plan de carrière personnel. Sa personne importait peu à ses yeux. Il ne sera pas candidat à la présidence de la République malgré une opinion favorable.
- humble, honnête, sincère et respectait ses engagements
- ouvert à la discussion, aux échanges et le contraire d’un sectaire
- consciencieux et travailleur
- simple et opiniâtre
Il n’y avait pas pour lui :
- d’interlocuteurs privilégiés par rapport à d’autres.
- de grands ou de petits pays.
Il ne travaillait pas seul.
Il avait su :
- s’entourer de collaborateurs diversifiés et efficaces de grande qualité, qui comme ceux de Jean Monnet ne comptaient pas leur temps
- être en relation permanente avec un réseau large dans la société civile : associations, partenaires sociaux, intellectuels, milieux chrétiens, ….
Il était respecté pour tout cela et oui Jacques Delors nous manque.