Les défis de l’UE au niveau européen et international
Umberto Triulzi, Université de Rome “La Sapienza”
Paris, 28.10.2022
Tout d’abord je tiens à remercier Philippe Laurette et tous les membres du Conseil d’Administration de m’avoir accueilli au sein de l’Association Jean Monnet et de me donner aujourd’hui l’opportunité de vous proposer quelques réflexions sur les défis auxquels l’UE doit faire face tant au niveau européen que dans le contexte international.
Nous sommes tous pleinement conscients que les défis auxquels l’UE doit faire face sont nombreux, une pandémie qui ne montre aucun signe d’apaisement, la guerre en Ukraine, la politique de défense et de sécurité, la crise énergétique, l’inflation, le ralentissement de la croissance économique, pour ne citer que quelques-uns des plus importants.
Ayant peu de temps disponible, j’entre tout de suite dans le vif du sujet, les défis de l’UE au niveau européen, tandis que les défis de l’Union au niveau international je les traiterai dans un autre séminaire de l’Association.
Je commence par les difficultés de parvenir à des positions communes sur de nombreux problèmes qui affectent le présent et l’avenir de l’Europe.
Les divergences entre les États membres sur les politiques à proposer pour sortir d’une crise sans précédent dans l’histoire de la construction européenne et le drame des événements qui, ces 20 dernières années, ont profondément modifié le contexte géopolitique mondial, mais aussi directement influencé la vie économique et sociale de nous tous, citoyens, entreprises, États membres. Toutes ces raisons ne permettent pas d’être optimistes sur la possibilité de trouver des solutions unitaires.
Les questions que je me pose par rapport à ce thème sont au nombre de deux. La première : il est possible de faire émerger parmi les Etats membres qui ont un parcours et des positions opposées, une troisième voie qui préserve les valeurs idéales sur lesquelles nous avons construit l’UE, et en même temps qui interprète avec intelligence et pragmatisme suffisant la réalité des 27 États membres qui ont des priorités différentes et qui poursuivent des objectifs politiques difficiles à partager ?
La seconde question: la troisième voie peut-elle être poursuivie sans modifier les dispositions actuelles des traités concernant le vote à l’unanimité ?
En ce qui concerne la première question, la réponse est affirmative et a été donnée par le Conseil européen du 12 juillet 2020. Suite aux événements induits par la pandémie, d’importantes mesures financières ont été allouées pour lutter contre la crise et assurer une reprise économique durable et résiliente. La route est tracée et il est difficile d’imaginer qu’il soit possible, dans une situation qui s’est encore aggravée avec la guerre en Ukraine de rebrousser chemin.
De plus, la réforme du pacte de stabilité et en même temps la proposition d’un nouveau plan pour couvrir les coûts économiques et sociaux induits par la crise de l’énergie sont toutes des questions à l’examen de la Commission mais sur lesquelles les États membres n’ont pas des positions convergentes. Mais, au final, nous espérons tous qu’une solution équilibrée, qui ne soit pas seulement en faveur des pays frugaux, soit trouvée.
En ce qui concerne la deuxième question, la réponse est également affirmative, quoique dans un contexte de second best dans lequel une collaboration plus étroite, la coopération renforcée, n’est menée que par les États membres qui décident d’y adhérer, mais en même temps n’est pas empêchée par les autres pays membres.
Heureusement, les traités (Amsterdam, Nice et Lisbonne) sont utiles. Afin de surmonter le problème du droit de veto, le traité d’Amsterdam a prévu la possibilité pour les États membres de réaliser un approfondissement de l’intégration avec la coopération renforcée dans le respect de limites précises: ne pas porter sur des compétences exclusives de l’UE ; concerner au minimum 9 États membres; que le principe de « dernier ressort » soit vérifié, que les objectifs recherchés par les Etats membres ne pouvaient être atteints par l’Union dans son ensemble; ne pas porter atteinte au marché intérieur, à la cohésion économique et sociale, à la concurrence et aux échanges entre les États membres. Ceux- ci adressent la demande à la Commission qui la transmet au Conseil qui décide à la majorité qualifiée après consultation du PE.
J’ajoute trois autres spécifications. La coopération renforcée est ouverte à tous les États membres qui peuvent la rejoindre à tout moment, sous réserve de la vérification par le Conseil et la Commission du respect des éventuelles conditions de participation. En outre, les actes adoptés dans le cadre d’une coopération renforcée ne lient que les États membres participants.
Enfin, le Traité de Lisbonne prévoit que les États participant à une coopération renforcée peuvent à l’unanimité décider de recourir à la « clause passerelle » qui permet le passage de l’unanimité à la majorité qualifiée.
Jusqu’à présent les projets de coopérations renforcées ont été très limités: en matière de divorce et de séparation des couples binationaux en 2010 ; de brevets de l’Union européenne en 2013 ; de taxe sur les transactions financières en 2013 (pas encore concrétisé). Plus récemment, en 2017 une coopération structurée permanente en matière de défense commune (PSDC) a été initiée dans le but de prévenir les conflits, déployer des missions et opérations civiles et militaires à l’étranger, d’investir dans des projets communs et d’accroître la préparation et la contribution opérationnelle des forces armées respectives.
La guerre en Ukraine a renforcé la nécessité de protéger l’UE et ses citoyens, d’assurer une sécurité plus forte et de renforcer la capacité de déploiement rapide des forces militaires des Pays membres. Mais on est encore très loin d’imaginer une coopération qui ressemble à celle prévue et jamais entamée avec la Communauté européenne de défense (CED).
Il y a plus de raisons d’approfondir la coopération renforcée entre les Etats membres.
Je pense en particulier aux pays de l’UE qui ont souffert de l’austérité ou qui supportent aujourd’hui les coûts plus élevés de l’absence d’unanimité dans des secteurs importants pour l’économie et la société européenne, tels que l’énergie, l’environnement, l’immigration, la défense, la politique étrangère, la politique sociale.
Ce n’est qu’en agrégeant les ressources matérielles et immatérielles, les intérêts et les compétences d’un grand nombre de pays membres qu’il est possible de promouvoir des accords et des règles communes qui sont en mesure de produire des avantages pour l’ensemble de la société européenne.
La coopération renforcée initiée jusqu’à présent n’a pas affecté les secteurs pertinents pour l’approfondissement de l’intégration européenne et nous ne pouvons donc pas être surpris des résultats limités obtenus.
La construction d’un projet de coopération renforcée nécessite des engagements considérables au regard des objectifs à atteindre, nécessite de définir les politiques à activer (compte tenu des positions de départ des pays participants qui peuvent être très différentes les unes des autres), les engagements financiers requis pour chaque État membre, l’évaluation des bénéfices attendus par rapport aux coûts de la non-coopération.
Un engagement de travail et de temps qui demande une grande énergie, de hautes compétences et synergies entre opérateurs publics et privés, une forte volonté politique pour surmonter les obstacles liés aux différentes réglementations, de bonnes expériences et pratiques administratives acquises dans la gestion des secteurs concernés par le projet de coopération renforcée.
La coopération dont nous avons besoin dans les mois et les années à venir est non seulement nécessaire, mais également souhaitable, dans la mesure où la flexibilité qu’elle garantit est rendue compatible avec les principes fondamentaux du cadre constitutionnel et de l’identité européenne.
Si l’on réfléchit à la construction de l’Euro, on peut dire sans aucun doute que l’Euro a fait beaucoup de progrès, mais l’Union Economique et Monétaire n’est pas une Union politique et les États membres ne peuvent compter en grande partie que sur eux-mêmes.
L’architecture de la maison monétaire de l’UE n’est pas encore achevée, l’Union bancaire est à mi-parcours, l’Union budgétaire et le budget unique sont inachevés. L’UEM reste inévitablement vulnérable aux chocs.
Une coopération renforcée pourrait donc être proposée pour l’achèvement d’abord de l’Union bancaire puis de l’Union budgétaire.
Pour ce qui concerne l’Union bancaire, l’accord conclu lors de la réunion de l’Eurogroupe de juin 2022, a créé le chemin: d’abord avec le renforcement du cadre commun de gestion des crises bancaires et des systèmes de garantie des dépôts, et ensuite avec la mise en œuvre complète du système européen d’assurance des dépôts.
En ce qui concerne l’Union fiscale, l’absence d’accord partagé dans ce domaine peut accroître les risques dans la zone euro d’une politique monétaire de la BCE laissée seule pour gérer une crise économique sans précédent.
La coopération renforcée dans le domaine fiscal est l’un des défis les plus importants auxquels les États membres doivent faire face, parce que dans ce domaine, où l’UE n’a de compétences ni exclusives ni concurrentes, les progrès de l’intégration européenne se sont révélés être les plus limités.
Il ne s’agit pas seulement d’harmoniser les niveaux d’imposition indirect ( certes un régime commun de TVA a été instauré même si les différences de taux restent élevés) mais plus encore d’harmoniser les impôts directs sur les personnes et les entreprises (tant nationaux qu’ étrangers) où les différences sont encore plus marquées parce que la compétence est celle des Pays membres. Il faudrait pouvoir réduire le recours des États les plus forts et les moins endettés aux aides d’État comme dans le cas le plus récent des 200 milliards alloués par l’Allemagne pour l’urgence énergétique. On constate, par ailleurs, des politiques fiscales nationales contraires au principe de concurrence.
Il s’agit plutôt d’introduire une combinaison de politiques monétaires et budgétaires (policy mix) capables d’assurer la stabilité des prix, surtout dans cette période de hausse de l’inflation, et qui ne produise pas de déséquilibres trop négatifs sur la croissance.
En Italie, étant donné l’impossibilité de procéder à la création d’un pouvoir fiscal européen indépendant (rappelons que toutes les décisions fiscales doivent être adoptées à l’unanimité), il y a beaucoup de discussions entre experts et dans le monde académique sur la nécessité de créer avec la coopération renforcée un premier projet d’Union budgétaire visant à répondre aux chocs intérieurs ou extérieurs avec des stratégies partagées, des politique fiscales convergentes et avec un budget unique financé par des ressources propres pour soutenir les investissements du secteur public.
On peut imaginer le projet d’Union fiscale comme la naissance d’un mécanisme de coordination et stabilisation budgétaire qui pourrait conduire, au terme d’une première expérience d’assainissement budgétaire, à la mise en place d’une autorité fiscale centralisée (un Trésor de la zone euro à 9) chargée d’émettre des titres de dette communs. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire à ce sujet mais je m’arrête ici.
Je termine ma réflexion avec les paroles toujours valides et prophétiques de Jean Monnet, premier président de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, prononcées en 1954 « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ».