Des élections européennes en besoin urgent d’« europatriotes »

Alors qu’une guerre sanglante fait rage depuis deux ans aux portes de l’Europe, suite à l’agression de l’Ukraine par une Russie totalitaire et vindicative qui n’a pas digéré son éviction du continent, l’Union européenne s’apprête à renouveler en juin son Parlement, sans que l’onde de choc de cette déflagration historique ait à ce jour suffisamment ébranlé les fenêtres trop isolées de ses hermétiques institutions.

Après avoir certes affiché dans l’urgence sa solidarité par des sanctions économiques et financières inédites puis assuré, appuyée sur la puissance américaine et l’OTAN, une aide significative à l’agressé, l’Europe n’est toutefois pas allée jusqu’à s’engager sur place dans la défense territoriale de l’Ukraine, ni jusqu’à reconsidérer sa propre dépendance sécuritaire comme son inachèvement politique.

Bien que cette guerre menace désormais ses propres membres d’Europe centrale et orientale, dominés voire annexés de 1945 à 1990 par une dictature russe dont seuls le drapeau et la nomenklatura ont changé, l’Europe persiste à mariner dans ses routines, ses traités obsolescents, ses querelles internes et ses demi-mesures. Faudra-t-il se résoudre à ne plus y voir qu’une descendance déliquescente du « méli-mélo » brocardé par Charles de Gaulle lors de la création de la CECA ?

Cette CECA, portée sur ses fonds baptismaux en 1951 par Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer et ses autres pères fondateurs, n’était pourtant, dans l’esprit de ces pionniers, qu’un premier pas visant à créer, étape après étape, d’authentiques « Etats Unis d’Europe ». Qu’en reste t-il aujourd’hui ?

Embarqués ensemble mais vers où ?

Sept décennies après, l’Europe a certes réussi, par delà ses péripéties, nombre d’avancées : le marché sans frontières, la libre circulation des personnes, la politique agricole commune, l’euro, la réunification allemande, l’élargissement continental.

Mais tout en s’étant accrue de six à vingt-sept, elle est restée aussi éloignée qu’hier, sinon plus, de l’objectif des fondateurs : l’Europe fédérale, tel un horizon inatteignable, apparaît même aujourd’hui à une majorité comme une parfaite utopie.

L’ambiance à l’approche des élections européennes est le reflet de ce paradoxe où l’extension des compétences et de l’emprise de l’Union européenne, allant jusqu’à s’endetter solidairement en euros, n’a pas empêché l’euroscepticisme de s’alourdir chez ses Etats, y compris fondateurs, tant au sein des opinions que des dirigeants.

La flamme initiale s’est étouffée sous le poids d’un labyrinthe institutionnel cultivant l’hermétisme, les crises répétitives, les nuits des longs couteaux et les communiqués alambiqués. Les vingt-sept seraient ainsi bien en peine aujourd’hui d’exposer leur projet politique commun ! Or il n’est point de bonne route pour qui ne sait où il va.

Une France divisée sur tout sauf sa révérence gaulliste

En France où le projet européen avait pourtant germé dès l’après-guerre depuis la maison de Jean Monnet, plus aucun parti ni personnalité audible ne revendique plus, contrairement à hier sinon avant-hier, un quelconque fédéralisme européen. Celui-ci est devenu, par-delà les anathèmes usuels aux extrêmes de l’hémicycle, l’objet de dénégations insistantes chez les modérés de toutes origines, macronistes en tête.

Faut-il y voir l’effet d’une conversion unanime à l’ombre de Charles de Gaulle, qui ne retint de l’Europe que l’opportunité de renouer, en s’appuyant sur des coopérations sélectives, avec une grandeur nationale passée, sans rien abandonner de son autonomie et de sa souveraineté sans partage ? L’inclusion récente de la croix de Lorraine dans le blason élyséen confirme bien, par delà l’irruption, critiquée de tous bords, d’un drapeau européen sous l’Arc de triomphe, l‘affichage de cette « France qui doit rester la France », quitte à sacrifier l’omelette à la préservation des œufs.

Une Allemagne toujours fédéraliste mais lassée de n’être pas suivie

L’Allemagne, fidèle pour sa part à Konrad Adenauer, reste par contre en faveur d’un « Etat fédéral européen », dont l’objectif a été explicitement inscrit dans son programme de gouvernement réunissant sociaux-démocrates, libéraux et verts. Seule l’AFD, équivalent du RN français, s’en distancie clairement, alors que les chrétiens-démocrates partagent depuis toujours le même positionnement fédéraliste.

Ce large consensus s’est toutefois relativisé dans la « vraie vie » avec une Allemagne échaudée par l’ignorance de ses avances à son voisin français dont le rejet référendaire de la constitution européenne, par une coalition certes hétéroclite, l’a convaincue d’en tirer la leçon. Amenée à « faire avec » cette Europe inachevée et bancale mais préférable à une remise en cause de ses acquis, elle ne s’est guère privée de prendre à son tour des libertés avec la solidarité pour assurer ses intérêts.

Une Europe plus que jamais à la sauce anglaise en dépit du Brexit

La construction européenne a ainsi progressivement dérivée vers une zone de libre échange, payant ses multiples élargissements d’une perte d’identité et de direction, au point qu’on se demande à présent pourquoi les Britanniques l’ont quittée puisqu’elle a fini par réunir, qui plus est « in English », ce qu’ils avaient toujours voulu obtenir ! Ces déserteurs ont ainsi toutes les raisons de regretter un Brexit qui, tout en leur compliquant inutilement la vie, les aura autant affaiblis qu’isolés.

Mais pour les autres Européens qui voulaient édifier une puissance efficace, capable de s’unir et de faire entendre sa voix dans le monde, comment assumer pareille situation ? Car malgré l’embellie redevable au regretté Jacques Delors, les dirigeants des décennies suivantes n’ont pas su remédier à une surabondance d’insuffisances européennes et d’incohérences nationales. On en citerait des centaines que la liste n’en serait pas close ! On se limitera à en pointer une dizaine déjà représentative.

Une accumulation excessive d’insuffisances européennes

Pour commencer, comment qualifier sans perplexité des élections européennes dont les dates précises et les modes de scrutin diffèrent selon les Etats membres ?

Est-il bien efficace de confier à vingt-sept membres du Conseil européen, élus sur des intérêts nationaux, l’arbitrage unanime des décisions européennes majeures ?

Pourquoi s’étonner que ceux-ci choisissent pour les présider la personnalité qui leur créera le moins d’ombrage, réduisant la fonction, par-delà les bons offices, à arbitrer les temps de parole, peaufiner les communiqués et vendre la chèvre avec le chou ?

Sur le plan sécuritaire, comment se résoudre à voir la défense de l’Europe soumise depuis près de quatre-vingt ans à une direction américaine au motif que son autonomie, outre sa faiblesse intrinsèque, créerait trop de chamailleries internes ?

Combien de temps encore va-t-on plafonner le budget européen à un 1% du PIB (vingt fois moins que le budget fédéral américain) tout en minorant ses ressources propres face à des contributions nationales toujours conflictuelles, 50% du PIB étant confisqués par les besoins des Etats, de leurs dettes et de leurs doubles emplois ?

Comment qualifier enfin l’absence de tout encadrement fiscal, aboutissant à détaxer ce qui peut franchir les frontières, donc les capitaux, et à compenser le manque à gagner pour les Etats en surtaxant ce qui ne le peut pas, immobilier en tête ?

Un parallèle tout aussi persistant d’incohérences nationales

Pourquoi s’étonner d’un déficit de ressenti européen quand notre télévision publique affiche chaque soir la météo d’une France « hors sol », donc hors Europe, corrigée d’anciennes colonies, la plupart insulaires, restées tricolores tout autour du globe ?

Que dire aussi de ces jours fériés laïques dont les défilés, drapeaux, feux d’artifice et festivités sont réservés aux seuls souvenirs de hauts faits nationaux, l’eussent-il été aux dépens de nos voisins européens, sans aucun équivalent célébrant l’Europe ?

Et que penser de ces billets en euros privés de tout symbole, monument ou personnalité pouvant identifier l’Europe et créer un ressenti commun, alors que les pièces sont par contre marquées des références nationales les plus explicites ?

Par ailleurs, pourquoi persister à équiper d’uniformes nationaux les douaniers aux frontières extérieures de l’Union et à les soumettre à la seule responsabilité de leurs différentes hiérarchies, alors que l’administration douanière du marché unique européen devrait être équipée du même uniforme et soumise à une même autorité ?

Combien de temps enfin, pour clore le chapitre sur une note pittoresque, honorera-t-on les mérites publics de toute nature et toute origine exclusivement par des décorations nationales, en l’absence révélatrice de toute décoration européenne ?

Un resserrement toujours plus inextricable du « nœud gordien »

Telle est la situation actuelle de l’Europe, si étrange et si embrouillée, soixante-treize ans après la saillie gaullienne du « méli-mélo », non dénuée de toute prémonition !

Une remise en ordre s’imposerait mais apparaît à la plupart, malgré la guerre incessante aux portes de l’Europe, comme un vœu pieux. Chacun continue de vaquer à ses propres affaires, la préparation des listes nationales aux élections européennes occupant déjà l’attention prioritaire des états-majors politiques.

Mais dans une Europe en panne de direction, de colonne vertébrale, d’efficacité, d’autonomie et de moyens, avec un risque accru d’extension sur son territoire du conflit avec la Russie, des listes et des candidats pour quoi faire, et pour faire quoi ?

Car cette Europe n’a pas seulement fait preuve, par-delà ses sanctions obligées et ses aides d’urgence, d’une impréparation militaire coupable, d’une dépendance américaine sans limites et d’un maintien à si constante distance de l’agresseur. Des lézardes sur l’intensité de l’appui à l’Ukraine sont également apparues en son sein.

On y verra l’effet des difficultés économiques et sociales créées suite à l’agression de l’Ukraine avec, outre l’accueil des réfugiés, un renchérissement énergétique, une relance inédite de l’inflation, le poids de l’aide à l’agressé et l’inadaptation de nos arsenaux en savoir-faire et production d’armes, trop longtemps laissés à l’abandon.

S’y ajoutent des proximités ci et là avec le dénigrement par Poutine et son entourage d’une « décadence occidentale »  visant tout particulièrement l’inversion « wokiste » des valeurs traditionnelles, notamment sur l’identité de genre ou le mariage homosexuel. La Commission européenne s’étant elle-même très engagée, suite aux derniers traités, dans cette révision des valeurs traditionnelles, on ne s’étonnera pas d’y voir là un autre motif à frictions avec les Etats membres plus conservateurs.

Quant à la dépendance et au dénuement défensif de l’Europe, ils deviennent plus préoccupants encore à l’approche des élections présidentielles américaines avec la forte remontée dans les sondages de Donald Trump, malgré ses avatars judiciaires, tandis que la solidarité européenne du président Biden connaît un faux-plat suite à la reprise du conflit israélien, ajoutée aux tensions avec la Chine et la Corée du Nord.

Nul doute que la Russie va exploiter au maximum ces multiples failles en y appuyant tous ses alliés objectifs et en multipliant les interférences dans toutes ces élections !

Telles sont les données aussi gravissimes qu’inextricables qui devraient dominer le débat à l’approche des élections européennes. Pourtant il n’en est rien, ou si peu…

Une voie fédérative sans plus d’alternative pour l’Europe

Ce rebattage total des cartes va imposer, qu’on le veuille ou non et qu’on en débatte ou non, une nouvelle étape, cette fois décisive, de la construction européenne.

Face au gouffre désormais ouvert devant les traditionnels « petits pas » de cette Union, une seule voie reste encore de taille à pouvoir le franchir et se donner les moyens de tenir tête à la Russie même en cas de désengagement américain. Elle seule permettrait en outre de continuer à s’élargir sans devenir ingouvernable. Elle seule redonnerait à l’Europe le poids perdu face à toutes les mutations du monde.

L’accès à cette voie est portant clair, en dépit de ses détracteurs qui ne peuvent lui opposer pour la disqualifier qu’une légitimation aveugle de tabous prétendument inviolables. Il suffirait en effet, dans tous les domaines cités où les insuffisances européennes se surajoutent aux incohérences nationales, d’assumer le changement radical d’y faire désormais l’inverse ! « Si les hommes redoutent le changement, ils ne progressent qu’avec lui ». Pourquoi les Européens devraient-ils y déroger ?

Un besoin urgent de candidats « europatriotes » aux prochaines élections

Au pied du mur, la seule question sera moins de « pouvoir » le faire que de « vouloir » le faire ! Seule la foi déplace les montagnes, mais l’a-t-on encore ? La retrouver impliquera d’assurer enfin un véritable affect et une émotion partagée en faveur du projet européen, car le « le cœur a ses raisons que la raison ignore ».

Il faudra donc promouvoir une véritable « affectio societatis » à cette échelle et, avec elle, une autre façon de faire l’Europe. François Mitterrand avait bien énoncé en son temps : « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Depuis, la guerre a accéléré le passage du temps. L’avenir est devenu notre présent, et, avec lui, le temps de reconnaître que l’Europe est d’ores et déjà devenue notre patrie collective !

Cette révolution copernicienne impliquera que les Etats renoncent, certains plus encore que d’autres, à l’exclusivité strictement nationale de tout ressenti collectif, toute émotion commune, toute histoire partagée et tout sentiment patriotique. Là aussi, il faudra faire l’inverse de ce qui fut fait, ou plutôt de ce qui fut nié ou ignoré.

Quant à l’euroscepticisme de l’opinion, faut-il y voir un obstacle irréductible à pareils changements ? Osons ici une réponse clairement négative : cet euroscepticisme s’alimente non d’un excès mais d’une insuffisance d’Europe en raison, outre son déficit démocratique, de failles laissées béantes : faiblesse décisionnelle, entre-soi institutionnel, ouvertures sans contreparties, démantèlement de protections nationales sans équivalence collective, inéquité fiscale, jachère sociale, technocratie anonyme, langage abscons et, pour certains, intrusion abusive dans leurs valeurs.

Les changements, fussent-ils radicaux sont donc possibles. L’agressivité d’une Russie totalitaire qui fera tout pour exacerber les divisions internes sans cesser d’aggraver les menaces aux frontières communes les rend urgents. L’inconnue d’un possible désengagement américain suite aux prochaines élections les rend incontournables. L’affirmation accélérée des nouvelles puissances mondiales, avec l’ambition dominatrice désormais mondiale de la Chine et l’émergence d’un Sud global qui ne nous fera aucun cadeau les rend également sans échappatoire.

Il s’agit donc d’un enjeu de survie pour l’Europe, ses libertés, son mode de vie et sa souveraineté, comme sa capacité à peser et à agir pour assurer un monde plus respectueux des droits de tous et plus investi dans les urgences pour la planète.

La justification de la radicalité des réformes désormais exigées des Européens pour cette survie a été parfaitement résumée jadis, dans les termes les plus clairs, par Julien Freund, militant européen francophone et germanophone : « une collectivité politique qui n’est pas une patrie pour ses membres cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance des autres ».

Aux candidats « europatriotes », auxquels rien n’interdit au demeurant de présenter dans les Etats membres des listes transnationales, d’en convaincre les électeurs !

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